La nature monstrueuse de J.K. Huysmans
J.K. Huysmans, À rebours, 1884 – Chapitre VIII
Extraits et fiche de lecture
Deux jours après, les voitures arrivèrent.
Sa liste à la main, des Esseintes appelait, vérifiait ses emplettes, une à une.
(...)
Les jardiniers apportèrent encore de nouvelles variétés ; elles affectaient, cette fois, une apparence de peau factice sillonnée de fausses veines ; et, la plupart, comme rongées par des syphilis et des lèpres, tendaient des chairs livides, marbrées de roséoles, damassées de dartres ; d’autres avaient le ton rose vif des cicatrices qui se ferment ou la teinte brune des croûtes qui se forment ; d’autres étaient bouillonnées par des cautères, soulevées par des brûlures ; d’autres encore, montraient des épidermes poilus, creusés par des ulcères et repoussés par des chancres ; quelques-unes, enfin, paraissaient couvertes de pansements, plaquées d’axonge noire mercurielle, d’onguents verts de belladone, piquées de grains de poussière, par les micas jaunes de la poudre d’iodoforme.
Réunies entre elles, ces fleurs éclatèrent devant des Esseintes, plus monstrueuses que lorsqu’il les avait surprises, confondues avec d’autres, ainsi que dans un hôpital, parmi les salles vitrées des serres.
— Sapristi ! fit-il enthousiasmé.
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Les hommes débarquèrent ensuite des touffes de feuilles, losangées, vert-bouteille ; au milieu s’élevait une baguette au bout de laquelle tremblotait un grand as de cœur, aussi vernissé qu’un piment ; comme pour narguer tous les aspects connus des plantes, du milieu de cet as d’un vermillon intense, jaillissait une queue charnue, cotonneuse, blanche et jaune, droite chez les unes, tire-bouchonnée, tout en haut du cœur, de même qu’une queue de cochon, chez les autres.
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Alors il s’aperçut qu’un nom restait encore sur sa liste. Le Cattleya de la Nouvelle-Grenade ; on lui désigna une clochette ailée d’un lilas effacé, d’un mauve presque éteint ; il s’approcha, mit son nez dessus et recula brusquement ; elle exhalait une odeur de sapin verni, de boîte à jouets, évoquait les horreurs d’un jour de l’an.
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Ces plantes sont tout de même stupéfiantes, se dit-il ; puis il se recula et en couvrit d’un coup d’œil l’amas : son but était atteint ; aucune ne semblait réelle ; l’étoffe, le papier, la porcelaine, le métal, paraissaient avoir été prêtés par l’homme à la nature pour lui permettre de créer ses monstres. Quand elle n’avait pu imiter l’œuvre humaine, elle avait été réduite à recopier les membranes intérieures des animaux, à emprunter les vivaces teintes de leurs chairs en pourriture, les magnifiques hideurs de leurs gangrènes.
Tout n’est que syphilis, songea des Esseintes, l’œil attiré, rivé sur les horribles tigrures des Caladium que caressait un rayon de jour. Et il eut la brusque vision d’une humanité sans cesse travaillée par le virus des anciens âges. Depuis le commencement du monde, de pères en fils, toutes les créatures se transmettaient l’inusable héritage, l’éternelle maladie qui a ravagé les ancêtres de l’homme, qui a creusé jusqu’aux os maintenant exhumés des vieux fossiles !
(...)
Et la voilà qui reparaissait, en sa splendeur première, sur les feuillages colorés des plantes !
— Il est vrai, poursuivit des Esseintes, revenant au point de départ de son raisonnement, il est vrai que la plupart du temps la nature est, à elle seule, incapable de procréer des espèces aussi malsaines et aussi perverses ; elle fournit la matière première, le germe et le sol, la matrice nourricière et les éléments de la plante que l’homme élève, modèle, peint, sculpte ensuite à sa guise.
Si entêtée, si confuse, si bornée qu’elle soit, elle s’est enfin soumise, et son maître est parvenu à changer par des réactions chimiques les substances de la terre, à user de combinaisons longuement mûries, de croisements lentement apprêtés, à se servir de savantes boutures, de méthodiques greffes, et il lui fait maintenant pousser des fleurs de couleurs différentes sur la même branche, invente pour elle de nouveaux tons, modifie, à son gré, la forme séculaire de ses plantes, débrutit les blocs, termine les ébauches, les marque de son étampe, leur imprime son cachet d’art.
Il n’y a pas à dire, fit-il, résumant ses réflexions ; l’homme, peut en quelques années amener une sélection que la paresseuse nature ne peut jamais produire qu’après des siècles ; décidément, par le temps qui court, les horticulteurs sont les seuls et les vrais artistes.
Joris-Karl Huysmans, À rebours, 1884 - Chapitre VIII
📖 Chapitre complet
Publié en 1884, À rebours marque un tournant décisif dans la littérature de la fin du XIXᵉ siècle. Son auteur, Joris-Karl Huysmans, issu du mouvement naturaliste aux côtés de Zola, rompt ici avec l’observation du réel pour plonger dans l’univers intérieur d’un personnage reclus, Jean des Esseintes, aristocrate névrosé, hypersensible et misanthrope. Le roman devient l’un des manifestes de la décadence fin-de-siècle, période de désillusion et de raffinement extrême, où la nature, la morale et la raison sont perçues comme épuisées.
Dans ce livre sans véritable intrigue, Des Esseintes se retire du monde pour se construire un univers entièrement artificiel, un laboratoire d’expériences esthétiques. Il cherche à recréer, dans l’espace clos de sa maison, une vie entièrement filtrée par l’art, la littérature, la musique, les parfums et les objets. Ce projet d’existence purement esthétique reflète une obsession propre à la fin du XIXᵉ siècle : transformer la vie en œuvre d’art, jusqu’à l’épuisement.
Le chapitre VIII en est un moment central. Des Esseintes y fait livrer une collection de plantes tropicales aux formes étranges — caladiums, bégonias, orchidées, nepenthes — qu’il contemple comme des curiosités pathologiques. Ces fleurs, dit-il, semblent vouloir imiter les créations humaines : elles évoquent le métal, la céramique, le papier, le textile ou même la chair malade. Certaines paraissent découpées dans du taffetas gommé, d’autres rappellent la peau d’un animal ou la croûte d’une plaie.
Ce renversement du rapport entre nature et art est fondamental : traditionnellement, l’art imite la nature (principe de la mimèsis). Ici, c’est la nature qui imite l’art, comme si elle entrait elle-même dans une phase de dégénérescence. Les plantes deviennent les symptômes d’un monde où le vivant perd sa spontanéité, où l’organique se transforme en mécanique, où la beauté se confond avec la maladie. Huysmans, influencé par les théories de la dégénérescence de son époque (Max Nordau, Lombroso), décrit un univers en crise : la décadence biologique devient le miroir d’une décadence esthétique et spirituelle.
Mais ce passage ne se réduit pas à un simple catalogue de curiosités botaniques. Il exprime une vision du monde : la supériorité de l’artifice sur la nature. Pour Des Esseintes, l’art, parce qu’il est produit par l’esprit, est plus pur, plus intense, plus spirituel que la nature brute. Les fleurs naturelles qui ressemblent à l’artificiel sont fascinantes parce qu’elles semblent imiter la perfection des objets humains. Et quand elles ne suffisent plus, il commande des fleurs artificielles imitant la nature — boucle vertigineuse où le vrai et le faux s’échangent leurs rôles.
À travers cette scène, Huysmans invente une esthétique de l’artifice, qui influencera profondément les symbolistes et les esthètes, de Wilde à Proust. La serre de Des Esseintes devient une métaphore du roman lui-même : un espace clos, saturé de sensations, où la beauté est inséparable du malaise, de la fatigue et de la corruption. L’art devient un substitut à la vie, mais aussi son symptôme : il révèle la fragilité d’un monde qui ne croit plus en la nature.
Dans cette contemplation maladive des fleurs, se joue toute une philosophie du fin de siècle : l’idée que la beauté naît de la décomposition, que la sensibilité moderne est faite de contradictions — entre le vivant et l’artificiel, le spirituel et le charnel, le sublime et le morbide.
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